Une indienne à Bronromme

En octobre 1955, Dieudonné Boverie (1905-1991), journaliste du journal La Meuse se déplaçait à Bronromme, hameau de l’ex-commune de La Reid aujourd’hui à Theux. Ce hameau d’environ six maisons en 1955 était habité depuis longtemps surtout par deux familles et ses descendants, les GONAY et les LABOUREUR eux-mêmes issus des Gonay. Une maison spadoise avoisinante, celle de Heure (Hure ou Xhure) Gilson. Le journaliste se déplaçait afin d’écouter une dame âgée de 64 ans qui parlait le wallon de ses ancêtres. Dieudonné Boverie, Liégeois d’Outremeuse peut s’exprimer et comprendre le wallon, il est le neveu du poète wallon Joseph Vrindts. Mais voilà que l’on invite notre journaliste à entrer chez Pierre Laboureur. Sa cousine d’Amérique est en visite, plutôt une visite surprise. Pierre Laboureur (1905-1994) raconte (père de Fernand Laboureur l’actuel habitant de Bronromme).

Il y a trois quarts de siècle, l’oncle LAVIOLETTE (1857-1913) et sa jeune épouse née Laboureur (1859-1937) quittaient Bronromme avec leurs quatre fils. Ils s’en allaient tenter fortune dans la lointaine Amérique en 1892 dont ils ne devaient jamais revenir. Edward (Edouard) LaViolette (Laviolette) et Mary (Marie) Labauseur ou LaBoureur (Laboureur) se sont mariés à La Reid en 1881 et ont plusieurs enfants nés à Bronromme, Aywaille et Desnié (Julien, Camille, Hubert et André). Il était maçon et ses frères d’Aywaille étaient tailleurs de pierre. Une fille est née dans le Nouveau monde à Chicago en mars 1891, Marie Matilda LaViolette, mais appelée Tilla en famille. Ils arrivent à Chicago (état de l’Illinois) parce que les frères d’Edouard sont déjà installés, tailleurs de pierre dans cette ville qui se construit à la vitesse d’un mustang.

Ces familles belges sont donc dans le nord des Etats-Unis près des grands lacs (Erié, Huron, Michigan…). Depuis de nombreuses années, la cousine d’Amérique envoyait des lettres aux cousins de Belgique, écrites en anglais dont les agriculteurs Laboureur ( !) ne pigeaient pas une seule lettre. Et puis un jour de février 1955, le téléphone grelotta chez Laboureur à Bronromme. « ..allo ! M. Laboureur ! Ici l’héliport de la Sabena à Liège*, Mme Gayhart arrive de Melsbroek et demande que vous veniez la chercher… ». Pierre Laboureur décontenancé ne comprenait pas…qui était cette dame ?… « …il s’agit de Mme Marie Laviolette votre cousine d’Amérique… ». Pierre ne comprenait pas, car si elle avait annoncé son arrivée, l’interprète avait mal traduit une lettre. Ni une ni deux, Pierre partit en jeep récupérer sa cousine boulevard Frère-Orban et la ramena à Bronromme.

Pendant quelques heures, la famille tenta de s’expliquer par gestes, par mimes, par grimaces peut-être…mais personne n’y comprenait rien. Après une petite sieste, Marie Gayhart prit la parole … « et si vos m’djasis ê wallon ». Le lendemain, ce petit groupe filait à Wegnez où habitait un autre cousin, Julien Laboureur. Si elle ne parle et n’écrit qu’en anglais, elle parle aussi le wallon qui a échappé aux défloraisons subies par le dialecte au cours des soixante-cinq dernières années.

Durant ses six premières années, Marie (Matilda) n’a parlé que le wallon à la maison. Elle prit contact avec l’anglais à l’école mais comme ses parents ne parlaient que le wallon, elle finit par le maîtriser complètement. Vers 1937, sa maman décédait et rejoignait son mari. C’est depuis cette date qu’elle n’a jamais plus parlé le wallon « c’èst po çoula qu’i m’a falou on p’tit timps divant di m’î r’mète».

Après quatre mariages, elle a eu deux enfants avec Charles Conard (1875-1947 d’origine belge) Célia Roseline (1915-2000) et John Edward Conard (1917-1949). Elle habite à présent dans l’état de Michigan à Riverside où elle s’était mariée le 29 avril 1915 avec Charles Conard (décédé), mais vit en ménage avec Emmett Gayhart « …dj’ènn’a avu deûx. On valèt qu’èst mwért câse dèl guère. Et i d’dimeure ine comère (une fille). Marie porte à son cou une médaille en or, portant l’effigie d’un Indien (Emmett Gayhart), le chef orné de plumes. « …mi-ome, c’èst-on parèy…mins n’a nin des pleumes so s’tièsse ! Pierre demande : « …a t-i co dès tch’vès dè mons ?…»…Marie répondit : « …awè, èt c’èst dès neûres come sès oûy’s (yeux).. » **.

En 1953 Marie tomba gravement malade et après un séjour à l’hôpital, elle voulut partir en Floride mais son mari d’alors lui dit (en anglais) « …va dans ton vieux pays…au pays de tes ancêtres… ». Elle s’était mariée avec Emmett Gayhart, un Indien du Michigan décédé dans les années trente. C’est la raison pour laquelle on l’appelle Marie Gayhart. Marie prit l’avion car elle avait peur du bateau, puis un hélicoptère (à Liège) et passa deux mois à respirer l’air de ses ancêtres belges.
Quand elle rentra au Michigan, elle avait emporté avec elle quelques pierres de la maison de ses parents à Bronromme, en ruine à son arrivée…mais surtout elle allait beaucoup mieux. Marie, qui appelle les abeilles du vieux nom wallon de « mohes al tchêteûre »… (mouches de la ruche), a rapporté aussi quelques petits paniers fabriqués à Desnié par un cousin ***.

Marie Matilda Gayhart-Laviolette est décédée le 10 mars 1965 à 73 ans. Elle est inhumée dans « Hillside Cimetery Plainwell, Allegan County Michigan USA ». Tot léhant vosse bèle istwére tos vos frés d’Walonrèye si sintiront pus firs d’èsse lès at’nances d’on bokêt d’tére qui sès éfants n’polèt mây roûvi ! (Dieudonné Boverie).

Une suite est donnée à ce texte : L’histoire de Fred G. LaViolette (un cousin de Marie).

* Un héliport se trouvait à Liège en face du Palais des congrès, boulevard Frère Orban. Inauguré en 1951, l’hélicoptère volait vers des destinations internationales comme Cologne ou Amsterdam. Fermé depuis de nombreuses années, il reste la brasserie « L’Héliport ».
** A Benton, Chickaming, Coloma, Hagar…etc…dans le Michigan où se sont installés les membres de la famille Laviolette, en 1930 c’est une colonie belge d’environ 25 familles belgo-américaines.
*** À Desnié, une spécialité a disparu après la deuxième guerre mondiale, celle de la fabrication des « tchènas »…paniers oblongs faits de lamelles d’osier avec une anse et un couvercle. Le surnom des habitants se nomme « les tchèn’leus – fabricants de paniers ».

Jean Luc Seret


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