Les bandes de quartiers

« Réalités du Galopin – juillet 1942 » En ces moments troubles d’une guerre à laquelle les gosses ne comprenaient rien, pour eux, les occasions de se distraire sont peu fréquentes. Nous apprenons que, pour combler cette lacune, dans chaque quartier de notre villette, des bandes se sont formées, qui regroupent tous les enfants, sans distinction de sexe, juste en âge de musarder dans les rues sans crainte de courir le moindre danger. Ces étrangers en uniforme vert-de-gris, ne les menacent guère, et, comme chacun le sait, la circulation automobile est inexistante ou presque. Nous avons interrogé un membre, pris au hasard, d’une de ces bandes, que, par discrétion, on n’est jamais trop prudent, nous ne désignerons que sous les initiales JPM.

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R. du.G.– Comment la formation de ces bandes s’est-elle faite? D’où en est sortie l’idée?

JPM – Je ne sais pas trop comment. Je crois que cela s’est fait tout seul.

R.du.G. : Mais quels sont leurs buts ? Sont-elles organisées ?

JPM : Chacune, qu’elle soit du Vieux-Spa, de la Place verte, de la Caserne, du Haut-Vinave ou d’ailleurs, entretient, sur son territoire, son… comment dire ? son identité, son particularisme, c’est le mot qu’il faut. Matérialisé par une rivalité forte, parfois féroce, ce « quartiérisme » ne tolère que rarement les « intrus », issus d’autres quartiers.

R. du.G. : Tu veux dire que gamins et gamines sont « enfermés » dans…

JPM : Pas vraiment. A ce sujet, pour éviter, comme vous dites, cet enfermement, et aussi pour respecter la liberté de chacun à circuler en ville, il existe entre ces bandes rivales des compromis qui autorisent le passage, sur un domaine qui n’est pas le sien, d’un « adversaire » pour « motif valable ». Pour exemple, je peux citer mon cas, car je rends régulièrement visite à mes grands-parents, qui habitent au Thier. Or, pour aller chez eux, je dois passer par la place Verte, puis remonter jusqu’aux portes du Vieux-Spa et de la place de l’Abattoir. C’est pourquoi, grâce aux accords établis, j’ai obtenu, comme dit mon père, la reconnaissance de ce droit légitime. Bref, je peux m’y rendre en paix. De même, un sauf-conduit tacite, sorte d’Ausweis qu’ont les parents, octroyé par la bande de la caserne, nous protège mon cousin Roger et moi, pour nous permettre, tous les jours soir, d’aller chercher notre ration de lait à la ferme Pasquasy, sans être embêtés.

R.du G.– Et ce fameux territoire, comment est-il délimité ?

JPM.– Je ne sais pas tout concernant les autres, mais celui de la bande du Haut Vinave, dont je suis membre a, de par sa situation favorisée, inclus le versant boisé de la colline d’Annette et Lubin et le plateau de Spaloumont, prés et bois, de Reickem à la ferme Bier. A partir de celle-ci, juste au Pavillon de Hesse, commence, en enrobant la carrière Pirosson, la Roche Plate, le territoire de « ceux » du boulevard des Anglais. Et, vers la ville, la rue du Marché et la place Pierre-le-Grand « ferment » notre vinave.

R.du G.– Qu’advient-il si l’un ou l’autre d’entre vous, voire un groupe, « non-protégé » par un accord avec les bandes adverses, brave ostensiblement l’interdit ?

JPM.– Gare à ceux qui transgressent la règle établie. La violation d’une frontière entraîne inévitablement la réaction furieuse des « voisins » pour refouler « l’ennemi ». En cas de refus, c’est-à-dire si celui-ci ne se retranche pas aussitôt chez lui, alors c’est la dispute, faite d’injures et autres provocations de toutes sortes, qui commence. Elle peut engendrer une échauffourée en cas d’arrivée de renforts. Très souvent, les combattants en viennent aux mains. En de rares circonstances, quand les têtes s’échauffent, la bagarre dégénère en bataille rangée, avec jets de pierres. Munitions, si j’ose me le permettre, à portée de main. Seuls les garçons, qui ne sont pas des enfants de choeur, y prennent part.

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R.du G.– Et les filles dans tout ça ?

JPM.– Les filles, à de rares exceptions près, peu enclines à « faire la guerre », se tiennent à l’arrière, où elles jouent les consolatrices pour les bobos mineurs ou les infirmières pour panser les blessures dues à une pierre trop bien ajustée. N.d.l.r. : Ces bandes respectent une trève aux heures de classe.

En triant de vieilles coupures de presse, que l’ingratitude de l’oubli avait laissé dormir au fond d’une caisse en carton, j’ai redécouvert cet article par hasard. Relire cet entretien m’a flanqué un coup de vieux. Quelque peu ému, dans ma tête ont surgi, encore vagues, d’autres souvenirs. En cherchant bien au fond de ma mémoire, hors d’un de ces tiroirs dont je croyais avoir perdu la clé, la lumière a jailli. Des anecdotes à propos de « ma » bande ! Mais oui ! J’avais dû en conter à cette époque. Alors, à force de ténacité, j’en ai retrouvé les textes, que je vous livre tels quels, en respectant leur chronologie.

« Réalités du Galopin – septembre 1943 » – Aux vacances scolaires qui viennent de se terminer, séjournaient chez nous des enfants issus d’un monde qui ne nous appartenait pas. Logés dans des villas inutiles, ces garçons et ces filles – celles-ci occupaient le « Richmond », dans le haut de la rue Brixhe – des rexistes, murmuraient à voix basse les grands, paradaient en uniforme, culotte courte ou jupe droite noires, chemise ou chemisier gris bleu, presque toujours en rang comme des militaires, en scandant des chants de marche venus « d’ailleurs ». Heili ! Heilo ! Ce jour-là, – je crois bien que c’était au début d’août car le temps se faisait lourd – nous étions, ce « nous » sous-entend « notre bande », en maraude dans les bois, du côté de Reickem. Tout était calme. Soudain, surgissant du lointain, où la promenade remonte de Marteau en flânant, nous parvinrent, de plus en plus distinctement, les bruits de pas cloutés, cadencés par un hymne guerrier, d’une patrouille de ces affreux gamins. Je dis « affreux » car nous ne les aimions guère, parce qu’ils nous toisaient souvent, pour ne pas dire toujours, de leur regard hautain, marque, du moins en étaient-ils persuadés, de leur appartenance supérieure. La plupart étaient blonds ou proches de l’être. Ravis de l’aubaine, tandis qu’ils s’approchaient, toujours en s’égosillant, nous préparions une embuscade. Silencieux, bien dissimulés dans les buissons du sous-bois, nous attendions le signal de notre guetteur, perché dans les hautes branches d’un gros arbre. Un sifflement aigu. Ils arrivent ! Ils sont là ! Sans crier gare, nous leur tombions dessus. L’effet de surprise fut total, qui sema la pagaille dans leurs rangs. Avant qu’ils aient le temps de réagir, ils prennent la raclée. Chacun de nous avait choisi le sien. L’assaut dura le temps d’un éclair. Aussi vite, nous les avons abandonnés à leur désordre et, furtivement, nous avons regagné les fourrés protecteurs, tandis que leurs menaces de vengeance nous sifflaient aux oreilles, sûrs qu’ils n’oseraient pas s’y aventurer. Depuis, nous n’en connaissons pas la raison, ils nous ont prudemment évités. Nous avons mis cela sur le compte de la crainte que nous leur avions inspirée. Heureusement, cette affaire n’a pas eu de suite. » J’en frissonne encore, car plus tard, après la guerre, alors que les langues se sont déliées,- l’ennemi fasciste n’avait plus des oreilles partout – les parents, mis au courant de cette incartade, nous ont fait peur rétrospectivement en nous éclairant sur les risques encourus, tant par nos proches que par nous, en conséquence de cette irréfléchie « expédition punitive ». N’empêche, comme chantait Edith Piaf, je ne regrette rien.

« Réalités du Galopin – mai 1944 » – En un petit groupe, nous redescendions de l’hôtel d’Annette et Lubin – de chez Close, comme nous disons – à travers bois, dévalant la montagne, en une course « à celui qui serait le premier au Parc ». Déboulant au bord du talus assez raide, au pied duquel se trouvait un abri destiné aux officiers allemands, devant nous, dans la façade arrière de l’Hôtel Palace, qu’ils occupaient afin de s’y reposer, nous remarquons, au premier étage, une fenêtre grande ouverte. Une idée me vient. – « Et si on allait voir à l’intérieur ? » Sur le moment, les autres hésitent. L’entreprise, bien que tentante, était hasardeuse et peu aisée. – « Comment veux-tu qu’on fasse ? » m’interroge Pierre, dont la corpulence un peu forte ne le poussait pas vraiment à se prêter à ce genre d’exercice. – « Tu vas voir ! Et si tu as peur, reste ici, tu feras le guet ».

Georges et moi décidons de tenter le coup. Un peu d’élan. Hop ! Un saut au-dessus du fossé, pas très large, et nous voilà dans la place. Avec précaution, sur la pointe des pieds, la visite commence. Au fond du long couloir, il n’y avait personne en vue. Aucun bruit ne trahissait une présence dans l’une ou l’autre chambre. – « A mon avis les gars, ils dorment tous », murmurai-je pour nous détendre. Après la traversée du couloir, nous atteignons le palier, en haut du grand escalier. Là, oh surprise ! Nous découvrons, accroché au mur, un tableau avec des clés de chambres. A celles-ci sont attachées des petites plaques ovales en cuivre, marquées en « pochoir » du numéro de chambre correspondant. Le déclic face à l’inattendu. Et, en choeur : « Des médailles pour tous ceux de la bande ! » Aussitôt pensé, aussitôt fait. Sans l’ombre d’une hésitation, nous raflons le plus de clés possible. Puis, rapidement, la crainte d’être surpris nous donnant des ailes, repassant par « notre » fenêtre, nous rejoignons nos camarades, anxieux de voir le temps passer. Après une brève explication haletée, nous arrachons les plaquettes numérotées et jetons les clés dans le fossé plein de feuilles mortes et autres morceaux de branches. En hâte, craignant l’apparition d’une tête allemande à la fenêtre, nous avons pris la fuite. A bout de souffle, mais assez fiers de notre exploit, nous sommes arrivés au Haut Vinave, où nous avons procédé à la distribution des « médailles », sous les yeux étonnés et enchantés à la fois des copains et des copines. Quel succès nous avons eu ! »

Encouragé par mes trouvailles, j’ai fouillé en profondeur. J’exhumai de ma caisse d’autres coupures extraites de cette revue à laquelle j’avais collaboré. En effet, j’y assumais la responsabilité – un bien grand mot – d’une chronique des événements majeurs, qui avaient marqué la vie de notre bande. Pris d’une excitation fébrile, j’ai feuilleté un « paquet » épinglé d’articles découpés. Une année attira mon attention : 1945. Le temps des Américains. Nos libérateurs, comme nous les appelions alors.

Soudain, la chance des audacieux me sourit. L’extrait souhaité, « chronique » de l’immédiate après-guerre, me brûlait les yeux. Je vous en confie le texte, sans retouche.

« Réalités du Galopin – mai 1945 «  – Pour effacer, plus exactement, pour tenter d’effacer une cuisante défaite que nous leur avions infligée, les gars de la bande de la place Verte osèrent venir nous provoquer au choeur de notre quartier.

Voici les faits. Nous jouions en toute quiétude « sur » la place du Perron, quand cette arrivée intempestive vint perturber notre candide tranquillité. Les gaillards, qui s’étaient infiltrés en douce par la rue Delhasse, nous tombèrent dessus en vociférant. Inévitable, la bagarre s’engagea. Mal, pour nous, pris, oserai-je le dire, « traîtreusement ». Pressentant une déconfiture, nous étions, le mot n’est pas trop faible, débordés. Quelques G.I. avaient essayé, sans grand succès, de s’interposer. C’est à cet instant que surgit d’on ne savait où Raymond C., notre force de frappe redoutable, et effectivement redoutée. En hurlant, il fonce dans le tas, comme un tank. Plus âgé que nous et, de surcroît, simple d’esprit, le bonhomme, fort comme un cheval de débardage, ignorait ses limites. Prenant son rôle de défenseur des petits très à cœur, il empoigne un adversaire. Le malchanceux, pris de panique, se met à brailler comme un cochon qu’on égorge. L’affaire risquait de mal tourner pour lui, car notre Raymond, nous le savions, prenait toujours ces « combats » au sérieux. Déjà, il secouait sa proie de ses grosses paluches. Il fallait agir d’urgence, sinon il y aurait un malheur. Aussi, à quatre ou cinq, ce qui n’était pas de trop, nous sautons sur son dos, en le labourant de coups de poing, lui hurlant aux oreilles : « Arrête ! arrête ! tu vas le tuer ! ». Décontenancé par l’assaut, enfin il accepte de lâcher prise. La frayeur du malmené était si intense, les yeux lui sortaient de la tête, qu’elle suffit à semer l’effroi parmi nos assaillants. Ce fut la débandade. Pour fêter cette victoire que nous n’espérions plus, en chantant à tue-tête, nous nous sommes lancés dans une ronde endiablée autour du Perron.

Nous n’étions pas des tendres, certes, mais je me dois d’insister, nous étions loin d’être des voyous. Plus tard, ces bandes « vieillissantes » abandonnèrent cette forme de lutte et se muèrent, assagies, en équipes de foot avec supporters, pour générer une éphémère « coupe inter-quartiers ».

Avec une émotion sincère, je dédie cet article à la mémoire de Nadine Giard qui, dans son « exil », avait su rester Spadoise jusqu’au bout de sa plume.

Jean-Pierre Montulet


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