Du soleil, un ciel bleu, de l’air frais, des chemins de randonnées pas trop fréquentés malgré la saturation partout en ces temps de Covid ; bref, une bonne après-midi sur les hauteurs de Desnié. Bien réoxygéné, détendu, et pour respecter le couvre-feu (encore un) imposé par les chasseurs du coin, nous terminons notre balade vers 16h ce samedi 8 novembre 2020.

Accompagné de mes deux filles, Emilie et Adèle et de mon père, nous prenons la voiture pour rejoindre Spa. Côté passager, j’admire lors de la descente vers Winamplanche la beauté mélancolique de la forêt avec ses mélanges de couleurs dorées, orangées, ou encore rougeoyantes sous l’éclat des rayons déjà bas du soleil. Quelle belle saison que l’automne ! Elle sublime jusqu’au plus petit chêne esseulé au milieu de sa prairie, et son vent emporte les feuilles tombant en tourbillonnant.

Nous sommes tout à coup ralentis par un groupe de cyclistes qui occupent toute la largeur de la petite route entourée de pâturages et sensée nous ramener à Spa via le recyparc. Pas pressés, nous temporisons, nous patientons, lorsque l’un d’entre eux pointe le nez au ciel.

Là ! Le cri de mon père vient du cœur, et les mots magiques de ses lèvres : « un Vol de grues ». Comme sorti de nulle part, un beau V identique à celui de la victoire se forme juste au-dessus de la voiture. Merci Monsieur le cycliste, sans vous nous ne l’aurions pas aperçu ! La voiture stoppe net et nous sortons de l’habitacle. Directement nous sommes submergés par ce cri si caractéristique de la grue cendrée. J’en frémis. Mais déjà un second vol apparait du côté de Spa. Plus d’une centaine de grues cette fois et qui viennent droit dans notre direction. « Vous voyez les filles ?», « Vous voyez ? », « C’est génial non ? ». Oui, je crois qu’elles aussi trouvent ce spectacle, si bien orchestré, magnifique.

On en a tous le souffle coupé ! Imaginez un paysage dégagé pratiquement à 360 degrés permettant une visibilité de tous les points cardinaux. Une vallée profonde, des bosquets, des forêts, des champs et un soleil couchant qui change lentement la couleur du ciel. Et, traversant cette scène, des groupes de grues en V parfois entremêlés qui craquettent à tue-tête en convergeant vers l’ouest pour se faire brûler les ailes.

Nous avons probablement observé des centaines de grues durant l’heure quart qu’a duré ce moment magique, hors du temps. Une vingtaine de groupes au total. Pas besoin de jumelles ou d’autres instruments. Juste le plaisir des yeux et des oreilles qui vibrent avec frénésie.
Outre la beauté du passage de ces groupes d’oiseaux migrateurs, c’est toute la symbolique qui l’entoure qui est fascinante. Ces observations se répètent saisons après saisons depuis des centaines d’années. Elles ont intégré l’inconscient collectif. Ca y est, les grues sont passées, nous entrons maintenant dans une nouvelle période. Le froid va s’installer (enfin presque, on a battu des records de température le lendemain).

Les premières gelées se sont toutefois manifestées les jours précédents. Enfant, ce passage évoquait les ciels roses et rouges qui annoncent le travail de St Nicolas dans ses ateliers. Mais elles reviendront, et la douceur avec elles. Le cycle est sans fin.

Après environ trois quarts d’heure de passages ininterrompus, nous avons constaté que les nouveaux groupes suivaient un itinéraire survolant davantage le village de Creppe. De notre point d’observation, nous les apercevons donc un peu moins bien, de plus loin en tout cas. Petit conciliabule : d’accord, on change de lieu pour se rapprocher du couloir de migration. Car cela aussi c’est extraordinaire. A quelques kilomètres près, nous n’aurions rien vu ! A Liège, je ne vois jamais rien. Veinards les Spadois !
L’adrénaline toujours au maximum, nous reprenons la voiture et filons en longeant la mythique épingle du cimetière de Winamplanche et montons vers Creppe (souvenir des Boucles de Spa). Quelques centaines de mètres plus haut, le spectacle est de nouveau grandiose ! Des groupes imposants volent juste au-dessus de nos têtes. L’un d’eux se forme et se déforme pour trouver de nouvelles ascendances et reprendre sa route vers des contrées plus hospitalières. Nous pouvons admirer l’amplitude de ces oiseaux et la majesté de leurs mouvements souples et apaisants.

Encore des cris alors que la nuit commence à assombrir doucement la vallée. Une chauve-souris vient nous tenir compagnie dans ce moment historique. Enfin, historique pour nous quatre. Ce souvenir restera gravé à jamais ! Au fond de nous-mêmes, nous savons qu’aujourd’hui, à une époque où tous les territoires fortement urbanisés sont contrôlés, un tel phénomène est exceptionnel, car il est fragile, et dépend du travail de protection mené par de nombreuses personnes à travers l’Europe.
Je terminerai en remerciant une nouvelle fois l’inconnu au vélo qui nous a permis de vivre un tel spectacle. Espérons que mes filles, et leurs filles après elles, pourront encore observer ce phénomène migratoire durant les dizaines d’années à venir.

Jean-Baptiste Jehin