A l’occasion d’un article consacré au pazé Pagand publié dans nos revues des mois de février et mars 2009, un lecteur nous a fait part du travail accompli par un facteur qui acheminait des pierres une à une pour créer un chemin permettant de passer sans encombre dans un endroit marécageux. Un autre lecteur nous a fait parvenir une analyse montrant qu’il ne s’agissait pas du tout d’une histoire vraie, mais bien d’une légende.
Quel ne fut pas notre étonnement à la lecture d’un ouvrage particulièrement intéressant de Maurice Maréchal « Au pays de Franchimont » (ed G. Leens Verviers 1933 pp 145-148) de découvrir la relation d’une histoire vraie du même genre mettant en scène un facteur spadois qui, se rendant à Verviers pour y chercher le courrier, transportait des blocs de pierre, chaque jour pour créer un chemin au bord d’un marécage, « le Noir Vivier ». Comme dans le récit concernant le pazé Pagand, l’histoire racontée par M. Marechal apporte des informations plus ou moins précises, d’une personne, d’un lieu, d’un endroit humide, et d’une date (ici 1850). Ces éléments, soit- disant concrets, donnent de la force à la légende ou plus exactement au mythe. Le fait de trouver des récits identiques dans des lieux différents est caractéristique du récit légendaire.
Nous pensons qu’il est intéressant de vous donner de larges extraits de ce récit d’autant plus que s’y mêlent également d’autres éléments légendaires, liés aux marécages du vivier de Polleur. Il sera par la suite intéressant de poser la question du sens de ce récit, de l’interprétation à lui donner, du message qu’il veut apporter à la communauté qui le raconte.
Sous le chapitre « Le Noir Vivier. Le vieux Hubert », Maurice Marechal raconte l’histoire d’un vieux et brave facteur spadois, Hubert (on ne lui donne pas de nom de famille, ce qui renforce le caractère légendaire du récit), qui tous les soirs, vers neuf ou dix heures (dans le noir), une hotte au dos, allait à Verviers prendre la correspondance et rentrait à Spa vers 4 ou 5 heures du matin, assez tôt afin que le courrier soit distribué aux autres facteurs qui le porteront à Spa et dans les villages environnants. Il serait intéressant de savoir si le courrier était acheminé par le chemin de Spa à Verviers via Polleur en 1850 ? Existe-t-il un facteur spadois nommé Hubert vers 1850-1880 ?
« Pendant trente ans (fidélité, courage), Hubert assuma cette pénible besogne. A cette époque, la route de Balmoral (et le tram) n’existait pas et Hubert devait escalader le raidillon rocheux qui s’amorce à la rue Brixhe et qui conduit à Frahinfaz qui n’existait pas encore. A l’endroit où Josse Gihoul a créé son beau domaine (créateur de Spa-extension :voir programme des journées du patrimoine), où de belles prairies drainées sont aujourd’hui traversées par une route modèle, se trouvaient alors deux fermes, la ferme Jamar et la ferme Barla, vieilles comme terre. Le chemin passait entre les corps de logis et des remises, il était garni de bruyères que le temps, la pluie et les apports du bétail transformaient à la longue en fumier. L’endroit s’appelait alors « so l’heid du Spa ».
On avançait ensuite entre deux haies dans la direction du champ de courses. Aux jours de pluie, le chemin, très étroit, rempli d’eau, était souvent impraticable. On le quittait, croyant trouver un meilleur passage par les prairies. Mais celles-ci n’offraient qu’un sol fangeux, sorte de tourbière pleine de joncs et de mousse où les pieds, enfonçant dans le sol détrempé, creusaient des trous aussitôt remplis d’eau. Et ceci n’était qu’un avant-goût du mauvais pas qui allait suivre, le Noir Vivier où l’on pouvait s’enliser et se noyer si, trompé par l’obscurité, on prenait à droite ou à gauche.
Hubert résolut le problème à sa façon. Patiemment, chaque jour, il apportait ou roulait un bloc de pierre qu’il plaçait, dans le sentier longeant le marécage, à une enjambée de celui qu’il y avait posé la veille. Le bois voisin ne manquait pas de ces blocs; l’homme n’avait qu’à prendre. A la longue, le gué fut complet et Hubert put traverser à pieds secs le passage difficile. Pendant des années, ceux que leurs affaires amenaient en cet endroit purent profiter du pont de Hubert, comme on l’avait nommé.
Au-delà du « noir vivier », le chemin s’élève pour descendre ensuite vers le Chawion. Un petit pont en bois permet aujourd’hui le passage du ruisseau. Il n’en existait pas alors: Hubert y roula quelques blocs. Plus loin, le chemin monte à pic vers la ferme Renard, pour redescendre vers le fond de Sarpay et Polleur. De Polleur, il fallait escalader le Thier, traverser le Joncqueu et, enfin, gagner Heusy et Verviers. » (p147)
Ce récit évoque également une autre légende relative aux marécages et plus particulièrement au Vivier de Polleur (situé près du Golf) qu’Hubert devait traverser. Tout comme d’autres lieux humides, ce vivier, appelé « Noir Vivier » par les habitants de Polleur avait très mauvaise réputation. Il est vrai, comme le souligne l’auteur, qu’avant la création de l’hippodrome de Sart et la route actuelle, les lieux présentaient un aspect beaucoup plus sauvage, surtout la nuit.
« On sait le sens péjoratif que les Wallons attachent au mot « noir ». Le noir vivier, c’était le vivier sinistre, maudit; il avait la réputation d’être un « agolina », un gouffre sans fond, une sorte d’entrée des abîmes infernaux. Un Pollinois, le grand Marcq, (Commissaire-voyer en 1870) avait voulu en avoir le cœur net; pour le sonder, il y avait enfoncé des perches qu’il attachait bout à bout; elles avaient disparu successivement, disait-on.
On se racontait, à la veillée, d’horrifiantes histoires: la nuit, des feux follets voltigeaient parmi les joncs et les roseaux au-dessus de l’abîme; des formes humaines y avaient été vues qui s’efforçaient d’attirer vers les fondrières les rares voyageurs que leur mauvaise étoile avait amenés par là. Certaine nuit, une voiture à quatre chevaux, renfermant plusieurs personnes, s’y était enlisée et y avait disparu sans laisser de traces! Il fallait avoir le cœur bien trempé pour s’aventurer seul, le soir, dans ces parages. »
On constate donc dans ce récit que les données historiques et légendaires se mêlent au point de rendre crédibles des éléments qui ne reposent sur aucune base réelle.
La caractéristique de ce type de récit est qu’il repose sur quelques faits, sur des données orales (on m’a raconté, on disait à la veillée) et qu’il prend des formes diverses selon les endroits et s’adapte ainsi aux réalités locales. Nous essayerons dans un prochain article de comprendre la signification de ces récits.
Pour en revenir à Hubert, le facteur, Maurice Maréchal termine le récit en présentant quelques caractéristiques de notre facteur. « Ce n’était là que la petite moitié de sa tâche: la hotte remplie et les jambes déjà fatiguées, il fallait prendre le chemin du retour et recommencer, en sens inverse, les quinze kilomètres de montagnes russes. A ce jeu-là, Hubert s’était fait des poumons et des jarrets de fer. Sec et nerveux comme la plupart des Ardennais, les années passaient sur lui sans l’abattre. Il assura ce service jusqu’à la création de la ligne de chemin de fer. Sa santé et sa bonne humeur n’en furent jamais altérées.
Brave homme, très connu dans nos campagnes et partout estimé, il aimait, aux jours de kermesse, à répéter son refrain dans les cafés-chantants qui s’organisaient à cette occasion dans les villages. Il adaptait à ses souliers des morceaux de carton noir qui lui allongeaient les pieds en forme de boîtes à violon et chantait:
Tant que j’vivrai sur la machine ronde,
Je n’pardonn’rai jamais à mon papa:
De m’avoir mis au monde
Avec des pieds comme ça ! »
Pol Jehin