Enquête sur un flic


Mon patron Polo, le rédac’chef du « Real’ty » m’avait dit, un de ces jours où il était en verve : – « Puisque t’as une bonne plume, j’veux que tu me pondes un article sur ce grand flic hors du commun… »

Bien qu’il y ait peu de temps que j’avais débarqué dans cette petite ville de province, je possédais déjà quelques renseignements sur le bonhomme au grand loden gris. J’avais appris, il n’y avait pas bien longtemps, que, pour fêter une promotion, à moins que ce soit la réussite d’une enquête, ce gars peu ordinaire s’était offert un véhicule digne de lui. Une sorte de « cockpit » d’avion fabriqué par Messerschmitz, célèbre pour ces engins volants de la dernière guerre – sorte de tricycle motorisé, à deux places, dont l’avant s’ouvrait large pour s’y installer.

C’est ainsi que, dans la moiteur étouffante d’un soir d’août orageux, tapi dans l’encoignure d’une porte , j’observais le vieil Entrepôt qui s’était endormi. Le seul signe de vie était cette fenêtre grande ouverte sur le silence nocturne. Celle de son bureau, au premier étage, sur la gauche, qu’éclairait parcimonieusement une lampe jaunâtre suspendue au haut du plafond. Une ombre très grande vacillait sous cette lumière falote, qu’elle éclipsait au hasard de ses mouvements. Le commissaire adjoint classait quelques dossiers. Sa silhouette se précisa, alors qu’il refermait sur la nuit épaisse les ouvrants aux grands carreaux, dont les inférieurs étaient blanchis pour la discrétion du lieu. Je le devinais se dirigeant, sans hâte, vers la vieille porte à guichet qui gémissait sa vieillesse de tous ses gonds.

Soudain, la lumière s’éteignit. Mon cœur battait fort, il me fallait me tenir sur mes gardes. Le vénérable bâtiment s’estompa. Une autre lampe s’éveilla dans le hall aux imposantes colonnes de marbre, qui eut, jadis, son heure de gloire. Par l’entrebâillement de la grande double porte – mal fermée comme d’habitude, car le battant frottait sur le dallage légèrement soulevé -, je perçus le pas lourd d’un homme fatigué qui comptait les marches balancées de l’escalier, usées, creusées par les passages fréquents. Maintenant, les dalles de pierre bleue, patinées, claquaient. L’écho se perdait dans le haut plafond à caissons. La dernière clarté jeta sur le parvis la forme profilée de « mon » gaillard, qui, se dilua dans la semi-obscurité de la vaste cour pavée.

D’une allure roulante de marin, je vis l’homme se diriger vers la « Permanence de Police », où veillait l’agent de service de nuit. La porte, qui éclaboussa les pavés d’un jet de lumière, se ferma derrière lui avec grand bruit, troublant le sommeil des pigeons perchés sur le toit. Furtivement, je quittai ma cachette pour m’approcher du local, afin de saisir ce qui s’y tramait. A l’intérieur, assis de part et d’autre d’un vieux bureau éreinté, encombré d’inutilités, sous l’éclairage avare d’une lampe à pied, l’agent écoutait son commissaire adjoint lui déballer les consignes. L’agent avait tombé sa veste. Dame ! Je l’comprenais, avec cette chaleur de four à pain ! Son chef se grattait le crâne sous son feutre mou, qui montrait un penchant pour la glissade, en remuant d’une grosse paluche un tas de paperasses qui encombraient la table comme des puces sur le dos d’un clébard. L’autre servilement attentif – du moins c’est ainsi que je le voyais – avait son œil valide rivé sur le patron, l’autre, de verre, restant de glace.

Du beuglant d’Ivan, à chaque fois qu’elle s’ouvrait, la porte, dans une giclée de lumière, éructait des éclats de vie qui chahutaient mon attention. De ce que se disaient mes lascars, je n’accrochais à mes pavillons larges ouverts que des bribes: – « fausses cartes d’identité…presse clandestine… Elisa J…déportation…marches à la mort… » Mais, sans me vanter, j’étais expert dans l’art de recoller les morceaux.

Reconstitution faite rapido, cela confirmait les infos que m’avait glissées sous mon buvard Mado, la secrétaire du rédac’chef. En bref, durant cette saloperie de guerre 40-45, du genre « plus-jamais-çà », emporté par une lame de fond patriotique, les deux poulets avaient été, comme çà se disait à l’époque, dans la « Résistance ». Leur boulot consistait, excusez du peu, à distribuer les « canards » revanchards d’une Presse clandestine, ayant pour égérie un brave femme, Elisa J.

Mais la machine, au départ bien huilée, se grippa. Les deux gaillards, ainsi que d’autres membres de leur bande, par une nuit sans lune de 1944, furent chopés par l’ennemi en chapeau mou et manteau de cuir, dont les oreilles traînaient derrières les portes closes. Ainsi, ils s’étaient retrouvés, vite fait, dans un wagon à bestiaux, destination le camp d’extermination de Sachsenhausen. Comme les interrogatoires, assortis de punitions musclées, n’avaient pas réussi à leur faire cracher le morceau – déjà qu’ils avaient craché leur dents -, leurs matons SS, évacuant le camp, les entraînèrent dans un nouveau jeu, qui, paraît-il, faisait fureur, la « marche à la mort ». Egarés parmi les centaines de cadavres épuisés, ils émergèrent au printemps 1945, déjà fleuri par les gonzesses, les lardons et les potes « pas-vus-pas-pris » du pays.

Subitement, alors que je gambergeais à fond sur leurs avatars, la porte bailla sur un « bonn’nutt Gilbert ! » Engoncé dans un long pardessus, le feutre tassé jusqu’aux esgourdes, un rien décollées pour prendre l’air, les gros godillots rehaussés de guêtres de cuir noir entraînent le commissaire adjoint vers son destin banal. A peine ai-je eu le temps de m’esquiver derrière une colonne carrée, retenant un grillage rouillé, que déjà, au coin de la vieille bâtisse, du côté de la place, où encore dans le jour, y venaient jouer les moutards du quartier, dans une haleine chaude et humide, qui fit frémir les feuilles des vieux tilleuls, la nuit absorba sa démarche chaloupée. Le pâle éclairage public se noyait, en tremblotant, dans les flaques glauques laissées, au creux du pavé, par l’orage de l’après-midi.

De chez Ivan, les derniers clients s’échappaient en douce. Pour moi, la nuit ne faisait que commencer. IL me fallait accoucher d’un papier au poil, pour résumer l’enquête menée sur un flic. De retour dans ma piaule, afin de me remettre les idées bien en place dans les casiers de ma caboche, je me versais une bonne rasade de vieux scotch, un malt de douze ans, que je m’enfilai en deux traits, aussi sec. Remis d’aplomb par la liqueur écossaise, plus revigorante que la Jouvence de l’abbé Souris, les doigts sur le clavier de ma Remington, je m’attachai de tracer un portrait du bonhomme, pour mieux discerner sa personnalité. Ce qui, je m’en rendis vite compte, n’était pas une mince affaire. Mais tant pis, je ne pouvais reculer. Alors, je plongeai dans mes notes.

Côté physique, sa grande carcasse solide, au déplacement quelque peu balourd, toutes griffes dehors, donnait l’image d’un grizzly en maraude. Son visage rond, aux yeux malicieux comme des piafs, le ton bourru de sa voix grondante comme une cataracte un jour de crue dissimulaient maladroitement un cœur gros comme çà. Cette allure pataude, à l’odeur provinciale, ne trompait personne sur son sens, très personnel, de la justice. Pour cela il était plutôt du genre direct. Il faut dire qu’il ne s’embarrassait guère de manières, trait de caractère né presto de son horreur profonde, viscérale, pour les embrouilles administratives. Basta ! Section « moral », il était allergique jusqu’à l’urticaire à toute réglementation. J’avais même senti en l’observant, qui lui sortait par tous les pores, une aversion non retenue pour le respect des convenances. Au mieux, j’ai cru renifler un parfum de plaisir, qu’il dégageait en les bousculant. Il assénait ses sentences, mises entre guillemets par des jurons éclatants, à coup de poing. Les téméraires, autant qu’incongrus, rappels à l’ordre de la hiérarchie n’obtenaient d’autre effet que de le faire se retrancher, en embuscade, dans son obstination déroutante. Le personnage, attachant, jouait, avec une apparente désinvolture de malfrat, la carte de l’instinct. Ce dernier mot résume tout.

Après avoir fait le tour, tel un entomologiste, il ne me restait plus, avant livraison, que de piquer ma proie sur un bouchon. Je le tenais aussi fort qu’un poète tient la rimaille. En relisant mon rapport d’enquête, me vint une idée – eh oui ! il m’arrivait d’en avoir -: Léon Houyon, flic réel, aurait pu sans failles, servir de modèle à Navarro, flic fictif.

Je biglai l’heure à ma tocante: quatre du mat ! Un roupillon réparateur, suivi d’un coup de langue de chat pour me rafraîchir la bobine, un rien tirée, et j’irai livrer ma salade au boss, qui, j’en étais certain, à deux doigts de mettre sous presse, piaffait d’impatience.

Jean-Pierre Montulet


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