Faire « Fausse » Route

Novembre est là, lourd de menaces plus terrifiantes que celles d’un ciel d’orage. L’automne s’étiole. Sous ses pluies et ses brumes, qui l’ont rouillée, la nature s’est engourdie. Son sang se glace. Les bouleaux vêtus de deuil frissonnent dans un vent déboussolé, qui rivalisent de tristesse avec le gris des hêtres plus stoïques, alors que, dans la dignité de leur haute noblesse, les chênes, le corps ridé, les membres craquelés, attendent la morsure du feu des scies.

Honteux du spectacle désolant que lui font découvrir ses rayons, autrefois pleins de malice, le soleil se voile d’un gros nuage noir. La colline d’Annette et Lubin, toute fierté perdue, s’engonce frileusement dans un manteau de grisaille. Dans un dernier élan, j’ai entrepris l’escalade du vieux chemin raide de mon enfance, sans me soucier du tranchant acéré des roches découvertes qui harcèlent mes semelles.

Soudain, là, juste devant moi, se dessine une silhouette rondouillarde. Incrédule, je plisse les yeux pour mieux voir. Mais! Cet étrange bonhomme qui peste contre les coups de griffe d’une bise cinglante sur un visage rebondi, un peu flasque, qui trottine sur de courtes jambes en ahanant toujours comme un soufflet de forge, je ne rêve pas? C’est Raphaël Debrus. Pour l’aider, le plateau de Spaloumont lui tend la main. Je perçois les cognements de son cœur. Il s’arrête. Se retourne. M’aperçoit. D’une main pataude, qui agite un grand mouchoir rouge et blanc, il capte mon attention. En deux enjambées je le rattrape. Sa face est congestionnée de rage. Avant que j’aie le temps d’ouvrir la bouche, il me lance :  » Ca t’étonne de me rencontrer ici, comme avant, hein mon garçon ? Mon Isabelle me l’a dit ce que tu penses: « Vos estez biêsse surmint du gripper là d’seûre ! Avou leu gran’voye, vos irez pu bin lon !  » (Vous êtes fou sans doute de grimper là-haut ! A cause de leur grand-route, vous ne pourrez aller plus loin ! ).

Derrière le cimetière meurtri, sous les branches des chênes qui, tendues vers le ciel, implorent la clémence d’on ne sait quelle divinité, la vie s’est arrêtée. D’un pas pesant, nous descendons vers Maraîfagne. Eberlué, mon compagnon se fige dans la glace de l’incrédulité. – « Ma Bèbelle, c’est qu’elle avait raison, mildju ! » éructe-t-il. Et il poursuit en me disant que depuis longtemps « pour me punir de mon indiscrète découverte », il a été condamné à rôder autour de l’ancien pré des Bier, en quête d’introuvables cochons.

– « Mes cochons! Comment j’vais les r’trouver à c’t’heure? » bougonne-t-il. Là où s’érigeait une maison forestière, abritant sous son toit des chauves-souris, nous entrevoyons, dans un amas de troncs et de branches qui gisent pitoyablement entrelacés dans la mort, une espèce de grand coupe-feu qui se serait perdu. Prudemment, l’un suivant l’autre, nous nous approchons pour mieux jauger le désastre. Nous avons beau nous frotter les yeux. Regarder. Les frotter encore. Aucun doute n’est permis.  » Ils  » ont osé! La route..! Raphaël ne parvient pas à se ressaisir. Il refuse cette vision. Faisant volte-face, il se hâte vers le vieux chemin. Je tente de le retenir. Mais allez donc accrocher un ectoplasme! C’est à cet instant que surgit, toujours sec et rugueux, l’Albert Courbe. L’apparition de l’éternel coureur des bois ne m’étonne guère.

L’homme, je ne puis le désigner d’autre façon car il me semble si réel, est manifestement hors de lui. Sa tignasse hérissée en tiges de foin coupé en est le témoignage. D’une longue main râpeuse, il se gratte le menton. Ce geste instinctif dénote l’embarras de ce taiseux. D’une voix forte, aux intonations sourdes, il nous jette : – « La source, là… dans le fond.., – du bras tendu il indique un creux perdu dans les résineux, derrière la maisonnette – .. pfitt! Ils vont la tarir ». Son regard planté dans le vide reprend haleine. « -Où ira s’abreuver un gibier déjà rare, presqu’absent ? Sans compter la disparition du ru, seule gaîté dans une vallée encaissée, tant, que le soleil n’a jamais osé y descendre de peur de n’en jamais ressortir. »

Avec les moulinets de ses grands bras, il ressemble à un Don Quichotte, pas de la Mancha, du Haut Vinave.

– « Et le Christian Guilleaume, l’instit’ créateur d’un sentier nature, qui tremblait pour le chêne du Pré du Cerf menacé par les chevaux qui lui rongeaient l’écorce, le voilà bien! Les prairies humides, le Grand Ru de Chawion, leurs fleurs, leurs papillons, la buse qui chasse à l’affût sur un piquet..? – il souligne ses paroles d’un geste du revers de la main -… balayés! Tous grignotés, dévorés par des engins sataniques sans âme, qu’ils seront! » Tandis qu’il continue à mâchouiller des reproches inintelligibles, la terre exsude sa crainte. L’effroi étend sur les myrtilles son linceul de brume glacée. Des larmes s’égouttent des branches, qui nous glissent dans le cou, le long du dos en longs frissons. Et le grand qui vitupère encore: – Et I’Chefneux (l’ancien garde-forestier) qui n’est jamais là quand il faut! Il s’en fiche qu’on lui vole ses promenades et … des prés … des bois … des fleurs comme disait l’Adrien..? – « de Prémorel » dis-je.

Tout empreints de mélancolie impuissante, troublés par ces propos, nos cœurs en battent trop. Notre trio s’enfonce dans le sous-bois du Pré Mignol, quand, brusquement, jaillissent des ombres, qui peu à peu se définissent. Elles sont trois. Une silhouette émaciée, plus sèche qu’une branche écorcée, discute avec les autres en uniforme, un grand jeune gars et un vieux aux jambes arquées. L’oncle Louis et les Allemands! Je manque de défaillir tant l’émotion est intense. Tous trois, en quête désespérée des « cèpes fantômes », s’accusent l’un et les autres de leur avoir soustrait les délices prometteurs d’une omelette fameuse.

Dans ma pauvre tête, les idées s’embrouillent. Voilà que nous rejoignent le Grand Ivan accompagné de René l’échalas s’arc-boutant sur sa canne, et puis les autres… Et l’Italo, l’oncle italien, et son inséparable compère Jacques, qui fulminent, pour une fois, de concert. Ils ne pourront plus se disputer les cars de touristes qui, se détournant d’une ville égarée, emprunteront une route les emmenant vers d’autres lieux.

Autour de moi, le paysage tourbillonne, tourbillonne, devient flou, s’évapore avec mes personnages, mes  » figures « . Un cauchemar? Pas vraiment. Si rien n’a encore changé, si rien ne doit se commettre, que sont ces piquets reliés de banderoles rouges et blanches, s’érigeant en témoins d’intention d’une saignée dans la forêt?

Le regard attristé de mon vieux chien m’interroge: – « Lorsqu’ils l’auront construite leur route, comment irons-nous ensemble encore goûter au charme incomparable de l’étang du Ru de Chawion, en réchauffant nos vieux os aux douces caresses d’un soleil débonnaire? »

Notre retour est penaud. Nous nous imaginons la brisure de l’âme de ces bois. Enfin, nous pleurons de perdre notre joie de vivre.

Aurions-nous fait fausse route? Je n’ose le croire, sinon notre foi en l’existence, en fin de course, serait trahie.

Jean-Pierre Montulet


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